…035
Incapable de localiser Yahuda à Jérusalem, Yannick craignit le pire. Les forces du Mal avaient la fâcheuse habitude de se débarrasser de leurs serviteurs une fois qu'ils avaient accompli leur mandat. Il allait retourner auprès du Père pour lui demander conseil lorsqu'il entendit l'appel des milliers de fidèles qui ne l'avaient pas trouvé sur la place publique ce matin-là. Son premier rôle étant de prévenir le peuple de ce qui allait se passer et de les convaincre de s'opposer à Satan, il redescendit sur Terre et apparut devant la foule.
— Où vas-tu la nuit ? l'interrogea aussitôt un adolescent qui était venu de loin avec ses parents pour le voir.
— Je vais prier, répondit simplement Yannick.
— Mais tu es un apôtre, pourquoi as-tu besoin de prier ? N'as-tu pas déjà tout ce que tu demandes ?
— Prier, ce n'est pas demander des faveurs à Dieu. C'est lui ouvrir son âme pour qu'il la remplisse d'amour, de joie et de bonté.
— Est-ce que je peux le faire aussi même si je suis jeune ?
— Il n'y a pas d'âge pour s'améliorer.
Un homme s'approcha de Yannick. Il transportait une jeune femme évanouie dans ses bras. Le visage baigné de larmes, il se jeta à genoux à quelques pas du Témoin.
— Je t'en prie, aide-moi, implora-t-il.
Yannick avait soigné beaucoup de malades autrefois en utilisant les pouvoirs que lui avait accordés le Père. Il avait par la suite répété ce miracle, mais plus rarement, s'étant absorbé dans ses études. Il se pencha sur le corps inanimé.
— C'est ma fille. Je l'ai trouvée ainsi, ce matin…
L'apôtre posa la main sur le front brûlant de la jeune femme et ferma les yeux. Elle sursauta dans les bras de son père comme si elle avait reçu une décharge électrique. Ceux qui les entouraient poussèrent un cri de surprise, puis se mirent à applaudir lorsqu'elle se redressa.
— Merci ! sanglota le père, émerveillé. Vous êtes bel et bien un ange !
Yannick se remit à penser à Yahuda qui, depuis un moment, n'était pas un exemple de bonté et de charité. Il chassa ces pensées et se concentra sur son travail de prédication. Les questions des fidèles étaient souvent les mêmes, mais il y répondait avec plaisir. L'énergie des personnes qui venaient l'écouter commençait à changer. Elles s'intéressaient enfin à leur salut et délaissaient de plus en plus les plaisirs matériels. Elles ne seraient donc plus des cibles faciles pour l'Antéchrist.
Au cours de l'après-midi, Yannick fut content de voir que des marchands offraient gratuitement de la nourriture et des rafraîchissements à la foule. L'esprit de partage s'installait peu à peu dans leurs cœurs.
— Le Prince des Ténèbres s'attaquera-t-il aussi à l'Amérique ? demanda un vieil homme.
— Il n'épargnera personne, s'affligea le Témoin. Ceux qui lui résisteront tout comme ceux qui le serviront finiront par mourir de sa main, car c'est un maître cruel et intolérant.
— Le mieux serait de fuir, alors ?
— Certains d'entre vous iront se réfugier dans les montagnes jusqu'à la fin de son règne, mais ils vivront dans la misère et la peur.
Yannick reconnut alors la jeune femme qui traversait l'importante assemblée. Jamais il n'aurait pensé revoir Océane avant sa mort. Il arrêta de parler en se demandant comment réagir, car un apôtre ne prêchait pas qu'en paroles, il devait aussi donner l'exemple. Or, la dernière chose qu'il désirait, c'était une explication publique avec elle.
Heureusement, l'agente de l'ANGE ne parvint pas à se rendre jusqu'à lui. L'ayant reconnue intuitivement, Chantai avait tout de suite quitté sa place pour l'intercepter.
— Vous êtes Océane, n'est-ce pas ?
— Qui le demande ?
— Une amie de Yannick.
— Une amie intime ?
— Une véritable amie. Je vous prierais de ne pas vous approcher de lui.
Voyant que les croyants qui les entouraient écoutaient leurs paroles, Océane décida de ne pas s'attirer leur défaveur.
— On pourrait se parler là-bas ? suggéra-t-elle.
— Avec plaisir.
Les deux femmes s'éloignèrent de la foule au grand étonnement de Yannick. Elles ne se connaissaient pourtant pas…
— Si vous savez qui je suis, vous savez aussi ce que je représente pour Yannick, commença Océane en s'asseyant sur la margelle d'un puits.
— Il m'a dit que vous avez eu une courte relation amoureuse et qu'elle s'est mal terminée.
— Puis-je au moins savoir qui vous êtes ? se durcit Océane.
— Je m'appelle Chantai. J'ai rencontré Yannick ici-même alors qu'on venait de le cribler de balles de mitraillettes. Il m'a fait visiter la Terre sainte et il m'a montré ce que le mot « amitié » signifie vraiment. Apparemment, cette leçon vous a échappé lorsque vous étiez avec lui.
— De quoi m'accusez-vous, au juste ?
— Vous lui avez brisé le cœur, mais j'imagine que vous ne vous en êtes jamais rendu compte. Vous êtes la seule femme qu'il ait vraiment aimée au cours de ses deux mille ans d'existence. Il pense encore à vous même si vous ne le méritez pas.
— C'était un amour impossible en raison de notre travail. Est-ce qu'il a oublié de vous le mentionner ?
— Il m'a tout raconté.
— À quoi s'attendait-il ? À ce que je pleure jusqu'à la fin de ma vie ? Ce n'est pas vraiment mon genre.
— Un peu de délicatesse de votre part aurait suffi. Mais, comme vous le dites, ce n'est pas votre genre. Au lieu de lui parler de l'attirance que vous éprouviez pour un autre homme, vous l'avez mis face au fait accompli.
— Yannick n'est pas l'homme faible que vous me décrivez, mademoiselle Chantai. Il a accepté notre séparation même si elle nous déchirait tous les deux. Nous sommes restés amis.
— Est-ce pour cette raison qu'il s'est exilé à Jérusalem ?
— C'est sa mission qui l'a conduit ici.
— Dans ce cas, nous sommes d'accord sur une chose. Il doit se concentrer sur cette mission, et rien d'autre. Allez-vous-en et laissez-le en paix.
— Êtes-vous sa nouvelle maîtresse, par hasard ? se fâcha Océane.
— Il n'y a rien que j'aimerais autant, mais ce n'est plus possible. La seule chose que je puisse faire pour lui, par amitié, c'est d'empêcher les égoïstes de venir gruger son énergie.
— C'est lui qui dit que je suis égoïste ?
— Comment qualifiez-vous les gens qui manipulent les autres sans scrupules, pour leur seule satisfaction personnelle ?
— Écoutez-moi bien, amie du Témoin. Ce que j'ai à lui dire ne vous regarde pas. J'admire votre exaltation et votre dévouement, mais ni vous ni personne ne m'empêcherez de me rendre jusqu'à Yannick. Est-ce bien clair ?
— Si vous êtes encore son amie comme vous le prétendez, alors, vous disparaîtrez à tout jamais de sa vie. Il ne mérite pas de souffrir.
Océane aurait très bien pu donner à cette insolente la correction qu'elle méritait, mais l'ANGE lui avait demandé de se faire discrète à Jérusalem jusqu'à ce que la firme française qui l'employait veuille bien communiquer avec elle. Elle devait agir comme une touriste, ce qui impliquait de s'intéresser au phénomène des deux Témoins qui attiraient de plus en plus de croyants à Jérusalem. De plus, il y avait autour d'elle un peu trop de photographes et de journalistes pour qu'elle envoie son poing sur la jolie frimousse de cette fervente admiratrice.
Elle ravala donc sa colère et tourna les talons, se promettant de revenir plus tard avec des renforts qui tiendraient la jeune Chantai à l'écart tandis qu'elle remercierait enfin Yannick de lui avoir sauvé la vie. « Je ne suis pas égoïste, fulmina-t-elle intérieurement. J'ai parfaitement le droit de le garder comme ami même si mon amant en est jaloux. »
Elle se rendit dans un café qu'elle avait appris à reconnaître sur des photographies avant son départ de Toronto. En demeurant la plus naturelle possible, elle traversa le petit établissement et entra dans l'arrière-boutique où se trouvait une chambre froide. « J'espère qu'ils m'ont donné les bonnes informations », songea-t-elle en tournant la poignée de la pièce frigorifiée. Elle referma la porte derrière elle et contourna les pièces de viande qui pendaient du plafond. Elle vit tout de suite le cercle incrusté dans le mur du fond et y appuya le cadran de sa montre. À son grand soulagement, le panneau métallique glissa, révélant la porte d'un ascenseur.
Océane n'avait pas beaucoup voyagé durant sa vie. La division du Québec où elle avait toujours travaillé desservait uniquement Montréal et ses alentours. Lors de son séjour à Alert Bay, elle n'avait vu la Colombie-Britannique que du haut des airs. Elle connaissait cependant Toronto comme le fond de sa poche, mais ce n'était pas une ville très dépaysante. Jérusalem, par contre…
La porte de l'ascenseur s'ouvrit sur un long couloir qui ressemblait à ceux de toutes les bases. Seuls les traits des agents qu'elle croisa différaient de ceux de Toronto. Elle demanda à être admise dans la salle des Renseignements stratégiques en soumettant sa montre à l'examen d'un œil électronique. « Ils sont en avance sur nous », constata-t-elle. Lorsque la porte s'ouvrit enfin, elle se retrouva face à face avec un jeune homme à peu près de sa taille. Il avait un visage rieur, des cheveux bruns très courts, et ses yeux verts brillaient d'un vif éclat.
— Je suis Noam Eisik. Soyez la bienvenue à Jérusalem, agent Chevalier.
— Vous pouvez m'appeler Océane.
— Venez, je vais vous conduire jusqu'au bureau de la directrice.
Il la rejoignit dans le couloir.
— Son bureau n'est pas là-dedans ? s'étonna la jeune femme.
— Non, il est juste à côté de la salle de Formation.
— Ah bon…
Elle revint donc sur ses pas, à ses côtés.
— Nous avons été prévenus que ce serait votre dernier contact avec nous, l'informa Eisik. Vos codes ne fonctionneront plus la prochaine fois que vous mettrez les pieds dans une installation de l'ANGE. Je crains même que vous ne soyez forcée de nous remettre votre montre.
— On m'a déjà mise au courant des conditions de ma mission.
Il s'arrêta devant une porte non identifiée.
— Elle est arrivée, madame.
La porte glissa et Eisik laissa l'agente canadienne entrer seule dans le bureau. Adielle Tobias se leva pour lui tendre la main. Océane la serra volontiers même si elle venait de remarquer qu'un petit poignard dans sa gaine dorée pendait au cou de la directrice et qu'une mitraillette reposait sur sa table de travail.
— Je vous en prie, asseyez-vous.
— C'est un curieux bijou que vous portez, là, madame Tobias, souligna Océane en prenant place dans un fauteuil beaucoup moins confortable que ceux de Toronto.
— Cela va vous paraître étrange, mais c'est une relique. Yannick Jeffrey me l'a offerte pour me protéger de l'assassin qui fait des ravages dans cette ville depuis quelques jours.
— En parlant de Yannick, je me suis arrêtée sur la place publique en quittant mon hôtel pour entendre ce qu'il racontait. Une de ses admiratrices m'a empêchée de me rendre jusqu'à lui.
— Vous devriez faire attention, mademoiselle Chevalier. Les gens qui ont peur sont des gens dangereux.
— Je n'avais aucune mauvaise intention.
— Votre ancien collègue ne nous appartient plus. Il fait désormais le travail de Dieu sur la Terre et je dirais qu'il est plutôt efficace.
— Maintenant que j'y pense il n'est pas censé prêcher seul.
— Il n'a pas vraiment le choix, puisque Yahuda s'est volatilisé.
— Yahuda Océlus ? C'est impossible. Ils sont comme les deux doigts de la main.
— Yannick prétend que le Mal a réussi à corrompre son ami. Faites bien attention si vous le rencontrez dans les rues de la ville, car il est possédé.
— Merci de me mettre au courant.
— Comme vous le savez, l'ANGE ne pourra pas vous venir en aide durant votre mission secrète. Elle niera vous connaître, surtout si vous vous faites prendre.
Océane hocha doucement la tête pour confirmer qu'elle était déjà au courant. Elle détacha sa montre avec un petit pincement au cœur et la déposa sur la table de travail.
— À partir de maintenant, vous devez faire chemin seule. Bonne chance.
Océane rassembla son courage et serra la main d'Adielle une dernière fois. Avant de la laisser sortir de la base, le chef de la sécurité de Jérusalem s'assura qu'elle ne portait sur elle aucun dispositif ou document pouvant la relier à l'Agence, puis la relâcha à la surface.
Se sentant de plus en plus seule, Océane erra dans la ville. « Tout ça parce que je n'aimais pas Toronto… », se dit-elle. Elle prit une bouchée dans un petit restaurant qui servait des mets dont elle n'avait jamais entendu parler en observant la vie locale. Heureusement, sa mère l'avait préparée à survivre n'importe où, car toute sa vie elle lui avait servi de la nourriture inhabituelle. « C'est comme si elle avait transformé sa cour en Ville sainte, en fait », se dit-elle pour se rassurer. Elle ne connaissait personne, à part Yannick. Cédric lui avait recommandé de ne pas être vue avec lui, car l'Alliance rôdait certainement autour du Témoin. Or, pour s'infiltrer dans l'entourage de l'Antéchrist, il était plus prudent de ne pas entretenir de relation avec l'autre camp.
Ses pas la conduisirent tout de même de nouveau jusqu'à la place publique à la fin de la journée. Les croyants commençaient à partir. Océane s'étira le cou et ne vit Chantai nulle part. Elle étudia rapidement les lieux et s'empressa de faire un détour pour arriver derrière le muret où se trouvait son ancien amant.
— Yannick, est-ce que tu m'entends ? fit-elle à tout hasard.
Il apparut devant elle, la faisant sursauter.
— Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Je n'ai pas le droit de le révéler.
— Tu es en mission ?
— Je ne peux pas te le dire, n'insiste pas. J'avais juste besoin de te revoir pour te dire merci. Sans toi, je serais dans une urne de cristal au milieu du salon d'Andromède.
Yannick n'eut même pas un sourire. Océane ne lui avait jamais connu un air aussi sévère.
— Tu en as tellement fait plus pour moi que j'en ai fait pour toi, s'étrangla-t-elle, émue.
— Ne revenons pas en arrière. Tu as fait tes choix, maintenant acceptes-en les conséquences.
— Ne pourrais-je pas juste avoir un dernier petit câlin ?
Il secoua la tête pour dire non.
— Ça va donc se terminer ainsi, se ressaisit-elle.
— C'est déjà terminé. Quitte Jérusalem pendant qu'il en est encore temps.
Il s'évapora comme un mirage. Océane s'appuya le dos contre le mur. Pour la première fois de sa vie, elle ressentit de cruels remords.